vendredi 15 septembre 2023

Stéphane Audoin Rouzeau : "Regarder la guerre" / propos introductif du congrès de l'AEGES du 7 juin 2023


Stéphane Audoin Rouzeau - « Regarder la guerre »

Introduction du congrès de l’association pour les études de la guerre et la stratégie (AEGES), le 7 juin 2023 à Bordeaux. Avec l'aimable autorisation du Pr. Stéphane Audoin Rouzeau.

Allocution d'ouverture du 7 juin 2023 du congrès de l'AEGES


"Je remercie les organisateurs de cet événement scientifique pour m'avoir convié à donner la conférence inaugurale de ce congrès de l'AEGES. C'est un honneur considérable, dont l'importance ne m'échappe pas. C'est aussi un honneur redoutable, dont l'importance ne m'échappe pas moins, vous pouvez en être persuadés. Un mot tout d'abord du titre choisi pour cette intervention, qui n'est pas dans le programme. Ce titre a été laissé à mon entière appréciation. Il s'agira de "regarder la guerre". Ce titre s'est imposé à moi d'emblée lorsque je me suis dit que, ce que j'ai réussi à faire au fond en plus de quarante années de travail, c'était au fond cela : regarder la guerre. C’est ce que tous nous essayons d'ailleurs de faire ici. En ce qui me concerne, je souhaite la regarder dans sa violence, avant toute chose.

Une violence que je crois caractéristique de notre contemporain. Et je pense avoir essayé d'appliquer une formule de Charles Péguy - que j'aime beaucoup - "il faut voir ce que l'on voit". Et lorsqu'il s'agit de violence de guerre, au sens le plus large, violence physique, violence des représentations, violences discursives aussi, la chose n'est pas facile. Je vais essayer justement d'y venir devant vous et d'ailleurs avec vous car il faudrait qu'un temps soit laissé, bien sûr, à vos questions. Mais auparavant il serait évidemment ridicule et sans doute même indécent de ne pas rappeler que cette conférence se déroule sous l'ombre portée d'une vraie guerre. Une guerre meurtrière, revenue depuis près de seize mois en Europe : la guerre d'Ukraine. Vous le sentez, je le sens bien sûr, tout s'en trouve insensiblement modifié. Ce dont je voudrais traiter devant vous, cet après-midi dans ce bel amphithéâtre, est en fait un sujet détestable, au sens strict du terme. Un sujet que peut-être nous aimerions tout simplement ne pas voir, ne pas regarder. Car la guerre, dans sa dimension de violence extrême, n'est pas séparable d'une dimension d'obscénité.

Retour à l'étymologie obsenus, qui signifie "de mauvais présage". Celui qui parle de la guerre et de sa violence, le chercheur en sciences sociales, le journaliste, le politique, le juriste, le militaire, peut toujours être plus ou moins soupçonné d'annoncer cette violence et peut-être même de la vouloir. Celui-ci qui parle de la violence n'est-il pas lui-même un violent? D'où le froid qui accueille sa parole dès qu'il traite de son sujet, notamment dans ses aspects les plus difficiles, dans ses aspects les plus pénibles, ce qui m'arrive souvent. Au fond, il me semble que le refus de regarder la violence de guerre, de regarder la guerre dans sa violence, par sa violence, est au fond de type sotériologique[1].Ce qui domine ici, c'est la tentation du déni. Et personnellement, c'est ce déni que je me suis attaché à lever, à percer, que je m'attache encore à lever et à percer au cours des quarante années de travail que j'évoquais. Et à cet égard, je ne n'ignore pas que les sciences sociales, l'histoire en particulier dont je suis issu, ne font briller que une très mince flamme. Mais en ce qui me concerne, c'est tout ce que j'ai. Alors pourquoi faire cet effort de regarder cet objet qui nous réunit pendant ces deux jours et demi? Parce que, en tout cas c'est la réponse que je donnerais- ce n'est pas forcément la vôtre, j'attendrai la vôtre tout à l'heure- si je pense sur une formule de Pierre Clastres, anthropologue, j'en dirai un mot dans un instant, "que se tromper sur la guerre, c'est se tromper sur la société".

Pierre Clastres était anthropologue de la société amazonienne et à la fin des années 1970. Il a écrit un petit livre étonnant : « Archéologie de la violence : La guerre dans les sociétés primitives ». Et sa formule, que je détourne, c'est "quand se tromper sur la guerre, c'est se tromper sur la société", cette formule s'appliquait aux sociétés, disons, non étatiques, qu’il connaissait bien. Mais en la subvertissant, je la reprends à mon compte. Elle exprime tout ce que j'essaye de faire dans mon champ de recherche, celui de l'activité guerrière essentiellement occidentale celui du fait guerrier. Alors, parenthèse ici, notons que les mots que l'on pose sur les choses, vous savez bien sûr, les modifient. Ils les modifient toujours. En tout cas, ils les modifient au moins un peu. Il s'agit, avec cette terminologie « activité guerrière » ou « fait guerrier », de tenter de regarder la guerre sous l'angle d'une activité comme une autre, sous l'angle d'un fait social commun. C'est un simple effort heuristique, bien entendu. La réussite de cet effort est impossible. La guerre est un objet trop puissamment affecté pour qu'on puisse espérer réussir dans ce pouvoir de désaffectation. Néanmoins, je crois qu'il faut le tenter. Et donc l'avertissement de Pierre Castres s'appliquait à des sociétés amazoniennes, à l'activité guerrière intense. La guerre se plaçait au cœur de l'identité sociale, de l'identité même des acteurs sociaux qu'il étudiait. Mais je vous propose de considérer que cette formule peut s'appliquer à nos sociétés également. Ces sociétés que le sociologue allemand Norbert Elias avait appelées étrangement à la veille du deuxième conflit mondial : "les sociétés à haut niveau de pacification". Cette formule justifie à mes yeux d'investir sur l'étude de la guerre. La guerre me paraît être la plus importante expérience collective que puisse traverser une société, que puisse traverser chacun de ces acteurs. Aucun autre événement n'est capable de continuer d'exister dans le plus long terme, au-delà de la vie des acteurs sociaux eux-mêmes.

Car nous le savons, et on va tout à l'heure présenter ce numéro de « Sensibilité », la guerre se transmet. Elle se transmet à long rayon de distance, de manière intergénérationnelle et au-delà transgénérationnelle. Il me semble d'ailleurs que même en temps de paix, la guerre continue d'occuper une place majeure dans nos préoccupations politiques. Comme le trahit notre vocabulaire à tout moment, sa place dans la création artistique, la filmographie, ainsi tout simplement que la place des conflits passés dans le souvenir historique de chacun de vous, de chacune de vos familles. La guerre est décidément un objet hautement transmissible de durée de vie longue. Ceci justifie déjà amplement de s'y intéresser et de la regarder particulièrement. Et à ce titre, elle me paraît constituer « la guerre », je le dis de manière un peu provocatrice, l'objet le plus important auquel puissent se confronter les sciences sociales. D'où ma perception d'une sorte de paroi de verre entre les collègues, historiens par exemple, sociologues, anthropologues, politistes, qui s'occupent de la guerre et les autres. Je ressens depuis longtemps maintenant l'existence de cette paroi de verre qui peut très difficilement se dire, qui peut très difficilement s'admettre. Tout cela n'est pas très nouveau, j'adore cette citation d'Héraclite, «Polemos est le père de toutes choses, de tout après lui, il est le roi». Ou dans une traduction plus complexe, «Polemos est le père de toutes choses et de toutes choses». C'est donc à cela que je voudrais en venir à présent, à la manière dont la guerre et sa violence m'intéressent - j'insiste sur le mot - m'intéressent de longue date, et comment j'essaye de m'y prendre personnellement pour la regarder. Alors pour commencer, je me sois un peu obligé de vous dire d'où je suis parti et comment s'est orienté progressivement mon travail de bourgeois social-historien de formation très classique, trop classique.

Après Sciences Po, au milieu des années 70, j'ai mené des études d'histoire à l'université de Paris X Nanterre -c'était son nom à l'époque-. A la fin des années 70 et au début des années 80, c'était l'époque contemporaine de l'école politiste - si je puis dire - de l'histoire de René Rémond et de tous ceux qui le suivaient. Ce qui préoccupait essentiellement les historiens ainsi réunis autour de René Rémond, qui était la grande figure de cette époque à Nanterre, c'était la France. La France surtout. Pas la France exclusivement, mais pas très loin. La France surtout, et bien sûr, le politique. La guerre, certes, entraînait un échange, mais certainement pas dans la perspective qui est la mienne aujourd'hui.

Et c'est la Grande Guerre, qui a très tôt retenu mon attention comme premier objet de recherche, sous la direction de Jean-Jacques Becker, à qui je suis heureux de rendre hommage devant vous. Jean-Jacques Becker en était un des rares maîtres et un des tous premiers à cette époque. Pour quelles raisons? Parce que j'éprouvais un intérêt précoce pour la question de la place de la violence dans notre contemporain, dans nos sociétés. Et à ce titre, le sort des soldats de la Première Guerre Mondiale particulièrement, apparaissait comme une sorte d'expérience à la limite. Et c'est donc par cela que j'ai commencé, par le point qui me paraissait le plus intense dans cette énigme. Et donc, concernant la violence de guerre, mon tout premier terrain, comme on ne disait par alors, que je n'ai jamais abandonné tout à fait, a été la Première Guerre Mondiale. Je parle ici d'une immense expérience de violence, de combat en Europe, la première à cette échelle, encore a-t-elle été annoncé par la guerre russo-japonaise de 1904-1905, et notamment par la stupéfiante bataille de Moukden de février-mars 1905, qui voit la naissance de la bataille continue et indécise, qui voit aussi l'apparition à grande échelle du soldat couché sous le feu. Cette radicalité de l'expérience combattante de 1914-1918 - et je me garde d'oublier aussi la radicalité d'un processus d'ingénierie sociale comme l'extermination des arméniens en 1915 ou 1916 - a surdéterminé le déroulement du XXe siècle tout entier. Un de ceux qui l’a mieux dit, le plus précocement - je m'en suis rendu compte très tardivement malheureusement- est Raymond Aron. Il se trouve que le centre de recherche que je dirige, s'appelle Centre d'études sociologiques et politiques Raymond Aron.

C'est Raymond Aron, qui l'a dit, peut-être le mieux, le plus précocement, en 1951, dans un livre qui n'a jamais été réédité et qui s'intitule "Les guerres en chaîne". C'est sur la question du combat que je me suis concentré tout d'abord en considérant que, tout simplement, les combattants combattent avec tout ce qu'ils sont. C'est pourquoi le combat constitue un prisme d'une netteté exceptionnelle, que l'on peut poser sur une société. Et vous sentez bien sûr qu’un tropisme comme le mien emporte beaucoup de conséquences historiographiques, comme on va le constater. Il se trouve qu'assez tôt, je me suis trouvé confronté à une expérience muséale, dont je me rends compte après coup, longtemps après coup, qu'elle a été absolument déterminante. C'est celle de l'historial de la Grande Guerre de Péronne dans la Somme, où j'ai commencé à travailler à la fin des années 80 et au début des années 90. C'est le moment ici de citer pour une fois Michel Foucault, dans "Dits et écrits", 1954-1988, qui dit dans le tome 4 ceci : "Je ne pense pas que l'intellectuel puisse à partir de ses seules recherches livresque, académique, érudite, poser les vraies questions concernant la société dans laquelle il vit". Je dirais, d'ailleurs, qu'on pourrait dire la même chose pour les historiens travaillant sur des sociétés dans lesquelles ils ne vivent pas. J'ai pu vérifier la vérité de cette assertion à travers ce qui s'est passé pour moi dans mon expérience muséale, celle de l'historial de la Grande Guerre de Péronne, sur le mode d'un basculement progressif, pas d'une révélation, d'un basculement progressif, d'une lente infusion. Et ce basculement, cette infusion, est lié à ma rencontre avec l'objet.

L'objet, étymologie Objectum, "ce qui est placé devant". L'objet, c'est ce qui coupe votre route. Je parle de l'objet en trois dimensions, de l'expérience visuelle et tactile de l'objet. L'objet ne se résume pas au mot qui le désigne ni non plus à l'image qui l’a photographié. L'objet doit se tenir dans les mains. J'ai tenu, grâce à ce musée, des centaines et centaines d'objets dans mes mains. Il s'agit ici de la rencontre avec ce que j'appellerais les matérialités combattantes et aussi, bien sûr, non combattantes. Il se trouve que la Première Guerre Mondiale a suscité une immense production d'objets matériels. Ceci est lié, bien sûr, à la durée même du conflit, à la stabilisation des fronts, à l'engagement massif de puissances industrielles dans le conflit, à « l'auto mobilisation » et même au surinvestissement des sociétés dans ce même conflit, « l'auto mobilisation » et le surinvestissement des acteurs sociaux eux-mêmes, et puis, sans oublier bien sûr, les capacités manuelles absolument extraordinaires des millions de soldats mobilisés . Les objets de guerre ont une caractéristique commune. Ils ramènent le chercheur, la chercheuse, à la question du corps en temps de guerre, à la question du corps des soldats, prioritairement, à la question du corps de ceux qui combattent, ou de ceux qui ont combattu, puisque ces objets, bien sûr, témoignent d'un passé très long. L'objet pose sous un angle inusité cette question du monde combattant, de même qu'il pose la question du combat et de sa violence. Le passage par l'objet les enrichit, les modifie, et en même temps qu'il modifie de proche en proche, à votre insu de vos propres efforts historiques. Dans mon cas, ce déplacement s'est effectué vers l'anthropologie, tout au moins vers des questionnements, des formes de regards informés par l'anthropologie. Regarder la guerre, pour moi, cela signifie la regarder sous l'angle d'une anthropologie historique, une sorte d'hybridation des outils de l'historien et de ceux de l'anthropologue. Et c'est à travers la question du corps que je me suis déporté malgré moi.

Car la guerre que je regarde est avant tout expérience corporelle. C'est sous cet angle que j'essaye d'y réfléchir. Partir dans le combat suppose évidemment un engagement corporel extrême. La guerre et le combat impliquent l'ouverture de ce que les médecins appellent la barrière anatomique par la blessure ou par la mutilation. Une des caractéristiques de la guerre moderne est d'avoir promu des formes d'atteinte somatique absolument nouvelles dans l'activité guerrière. La guerre, bien sûr, est l'expérience du corps à travers l'atteinte à la vie biologique des acteurs sociaux. Je parle ici de la létalité de la guerre, qui est une des conditions sine qua non de son identification comme telle. La guerre transforme les corps en cadavres, mais pas n'importe comment. La guerre d'Ukraine actuellement est là pour nous le rappeler - si nous avons tendance à l'oublier-. Le combat moderne induit une violence corporelle spécifique. Souvenons-nous de la stupeur des civils américains découvrant pour la première fois ce que la guerre faisait au corps à travers les photos de cadavres prises par Alexander Gardner et exposées à New York après la bataille d'Antietam (1862), au début de la guerre de Sécession. Les contemporains ont l'impression qu'un géant a pris les corps et les a jetés littéralement. Et la gestion de ces corps dans l'après coup de la guerre, pour ce long, pour cet interminable après-coup de la guerre, constitue d'ailleurs un des problèmes essentiels des sorties de conflits dans les guerres modernes. La guerre implique toujours des effets sur le corps, une fatigue corporelle extrême, induite précisément par le phénomène de la bataille continue, née avec les tranchées de la guerre russo-japonaise et développée par la guerre de position en 1915-1918. On en retrouve une version étonnante, modernisée, parfois à peine modernisée, en Ukraine, dans le Donbass. La guerre moderne est sans doute, sur le plan somatique, une des activités sociales les plus fatigantes que puisse affronter l'être humain. Ceci vaut pour les soldats en armes, bien sûr, mais aussi pour les populations désarmées, soumises aux exodes massifs, aux marches de la mort, au travail forcé, à l'enfermement dans des camps. A cet égard, la guerre est expérience des corps à travers l'expérience de l'enfermement. Je pense à « l'encampement » d’une masse de civils mais aussi de prisonniers de guerre. Le camp est bien une ingénierie sociale de contrôle des corps et dont le barbelé a constitué au XXe siècle l'instrument décisif, au prix d'une pratique d'animalisation des captifs. Le barbelé est un objet pour le contrôle des corps animaux au départ. En une dizaine d'années, il est devenu un objet déterminant du contrôle des corps des humains et c'est une des tragédies de notre contemporain. Le combat suppose la mobilisation d'un répertoire de gestuelles spécifiques, en partie appris dans les armées. Je pense au Drill des armées modernes, activité sociale d'un grand intérêt pour les sciences sociales. C’est toute une gamme de pratiques motrices qui sont la condition même de la survie dans le combat. Ces expériences somatiques extrêmes sont évidemment indissociables d'une expérience psychique extrême. Elle est travaillée aujourd'hui, vous le savez, après avoir été si longtemps ignorée. Je laisserai donc ce point de côté, qui justifierait une conférence à lui tout seul.

L'étude du combat ne se confère pas sans une autre matérialité indissociable de lui et je crois d'une importance décisive : les armes. Les armes, voilà un objet tenu soigneusement à l'écart du champ des sciences sociales. C'est un objet pour les collectionneurs. Un objet détestable en lui-même dans ce champ également détestable. Et cette mise à l'écart des armes est scientifiquement absurde. Les armes sont des outils pour la mise à mort dont l'importance est évidemment centrale pour le sujet qui nous occupe. Je dirais de même des uniformes, qui ont la même réticence des sciences sociales à leur rencontre. Or l'uniforme est évidemment un vêtement pour le combat, qui est une projection de son potentiel de violence vers l'autre et qui, en outre, est emblématique. C'est une affaire de sciences sociales, sans aucun doute. Et puis il y a tout ce que les combattants transportent avec eux. Car un combattant transporte sa maison sur son dos et ses poches. Il ne peut porter beaucoup. Et ces objets sont d'autant plus décisifs au titre des matérialités propitiatoires[2] et empiriques.

Enfin, je ne regarde que lié à un objet englobant, toujours au titre de ses différentes matérialités du combat : c'est le champ de bataille moderne. Généralement, bannis du champ des sciences sociales, le champ de bataille moderne doit être considéré comme un artefact issu du combat au XXème siècle. A partir du XXème siècle, le combat entre dans le sol. Et si j'ose dire, il y reste des traces qui sont conservées. Il s’inscrit dans le sol profondément, durablement, grâce aux moyens, bien sûr, de la guerre industrielle. Et puis, sur les champs de bataille, il y a d'autres objets. Je pense aux structures archéologiques, aux mémoriaux ou aux nécropoles. Tout ceci fait partie de notre guerre. Je le redis devant vous : ce ne sont ni les livres, ni les archives écrites, qui permettent de regarder la guerre sous l'angle que j'essaye de dessiner pour vous. C'est la nécessité d'un musée de la Première Guerre à Péronne, lui-même ancré dans un espace où s'est déroulée la plus grande bataille du XXe siècle : la bataille de la Somme (fin juin et novembre 1916). Ce musée ouvert en 1992, qui a suscité pour moi le choc de la rencontre avec les objets de la guerre et les objets du combat. Les uniformes étaient tous trop petits. Je veux dire trop petits pour moi. Avant que les uniformes ne gagnent les vitrines et que plus personne ne puisse les approcher, il était possible, dans les réserves, de toucher les objets et bien sûr de les expérimenter, si je puis dire. Jamais je n'ai pu rentrer dans un uniforme de soldat de la Grande Guerre. Leurs corps n'étaient pas nos corps. C'est une des terribles illusions que de croire au corps mannequin, des corps identiques dans l'histoire qui seraient simplement habillés différemment. Rien n'est plus faux. Les corps des soldats de la Grande Guerre, étaient des corps très différents des autres. Et leurs capacités physiques étaient également très différentes. Seuls les soldats des forces spéciales aujourd'hui seraient capables de refaire ce que l'aile droite de l'armée allemande a fait lors du plan Schlieffen. Ces mêmes soldats capables de marcher 50 kilomètres par jour, en plein été avec leurs sacs et tout en combattant, ne pouvaient pas traverser une rivière à la nage.

Les uniformes trop petits disais-je, des armes de corps à corps soigneusement évitées par tous les témoignages combattants et par les historiens à leur suite… Ces armes disaient autre chose que la guerre industrielle, qui était dans une certaine mesure anonyme et disculpatrice pour les combattants. Des objets du religieux qu'on a toujours tendance à oublier dans une société comme la nôtre, où la déprise religieuse est si profonde. L'artisanat de tranchée - Trench Art- qui exprime le maintien d'une identité personnelle de travailleur manuel, malgré le nivellement et l'oisiveté atroces de l'activité combattante. Les objets de la mobilisation de l'enfance, à mille lieux de nos indignations actuelles lorsque la guerre enrôle des enfants. Les objets du deuil de masse et les objets du deuil personnel, différents du deuil collectif, collectés pour répondre à une question simple que je me suis posée grâce aux objets : Comment a-t-on souffert? Comment a-t-on souffert de la mort de masse en 1914-1918 et si longtemps après? C'est une question que l'on peut se poser, bien sûr, en Ukraine aujourd'hui. Comment souffre-t-on aujourd'hui en Ukraine de la mort des combattants? Et c'est à partir de ce socle exceptionnel que constitue la Grande Guerre que je me suis posé la question de la violence telle qu'elle s'est déployée dans d'autres configurations de notre contemporain, surtout quand un lien pouvait être établi au plan des morphologies, en quelque sorte, de l'activité combattante. Je pense bien sûr à l'Indochine, à la bataille de Dien Bien Phu. Je pense à la guerre Iran-Irak, dernière guerre de tranchée du XXe siècle, entre 1980 et 1988. A la guerre qui a présidé à l'éclatement de l'ex-Yougoslavie et à la guerre d'Ukraine, aujourd'hui bien sûr. Alors, il m'a donc semblé que le fait que la guerre engage si puissamment les corps, crée en soi un lieu d'interlocution très riche entre les deux disciplines, l'histoire et l'anthropologie, et même un lieu possible voir privilégié pour une possible jonction entre elles. Et par voie de conséquence, ici peut-être y avait-il une manière différente de regarder le fait guerrier, de regarder l'activité guerrière. Car dès que l'on touche au corps, on touche - et je citerai ici Françoise l'Héritier - "au socle biologique de notre humanité". Ce que Marcel Mauss, lui-même vétéran de la Grande Guerre, disait, "nous touchons à cet endroit, nous touchons le roc". Ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il s'agisse toujours de la même chose.

En historien, j'attache la plus grande importance aux configurations, au temps et à ce que le temps modifie. Et je pense qu'il ne faut jamais oublier l'incroyable variabilité du fait guerrier contemporain. Tous ici, nous connaissons la fameuse phrase de Clausewitz sur la guerre « comme caméléon ». Je crois qu'elle reste vraie aujourd'hui encore. Pour autant, dans ce dialogue, cette interlocution, cette jonction, cette hybridation entre les deux disciplines, histoire et anthropologie, à l'emplacement de la guerre et de sa corporalité, je crois qu'il ne faut pas se dissimuler une difficulté majeure qui tient une forme de discordance entre les deux champs de discipline. Et je ne sais trop comment la résoudre cette discordance, mais enfin je voudrais au moins la signaler. L'Histoire a partie liée avec la guerre depuis les origines de l'histoire elle-même. Mais en revanche, l’histoire est souvent assez mal à l'aise avec le corps et avec le corps guerrier plus encore. Et souvent, cette question du corps apparaît comme un questionnement sans objet. Marc Bloch, dans la deuxième partie de « L'étrange défaite », nous donne l'extraordinaire exemple d'anthropologie historique comparée, entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale. C’est sans doute une magnifique exception. L'anthropologie est beaucoup plus à l'aise avec la corporalité, mais pas tellement avec la guerre et moins encore avec le combat. Il se pose à ce moment-là, le problème du terrain, celui de l'observation participante. Dans l'instant de la violence, il n'y a pas beaucoup de réponses possibles de la part de ces disciplines. A quoi s'ajoute une complication supplémentaire, qui n'est pas mince, et qui m'a beaucoup retenu. La question du silence des historiens comme des anthropologues sur leur propre expérience de guerre et de combat lors des deux conflits du monde. Dans ces deux conflits, la tension de recrutement avait été telle qu'elle avait versé dans le métier des armes un nombre non négligeable d'historiens et d'anthropologues formés déjà aux sciences sociales. Jeune encore, mais plus si jeune, et déjà formé aux sciences sociales. Citons Marcel Mauss, Marc Bloch, Edward Evan Evans-Pritchard, Robert Hertz, Lucien Faivre, Pierre Renouvin et tant d’autres. Eh bien, tous ces noms immenses des sciences sociales ont gardé un silence quasi total sur leur propre expérience de la violence guerrière. Mutisme, déni peut-être. Et une telle absence de réflexivité ne nous a sans doute pas tellement aidé, nous qui n'avons pas d'expérience directe de la violence de guerre. Ce silence ne nous a pas aidés à nous équiper des meilleures lunettes à l'endroit du fait guerrier. D'autant que le silence des maîtres s'est souvent assez vu redoublé par le silence de leur diadoque. Il y a enfin une dernière instance du corps que je souhaiterais évoquer devant vous et qui concerne les victimes comme les bourreaux. Il s'agit du déploiement des pratiques d'atrocités, ce que je préfère appeler les pratiques de cruauté.

Chemin faisant, j'ai manifesté sur ce point un attrait croissant pour ce qui est généralement rejeté à la périphérie du fait guerrier, mais qui doit tout au contraire être replacé en son centre : les pratiques de cruauté. Il se trouve que deux grandes expériences de pratiques de cruauté ont croisé ma route suffisamment tôt pour que je puisse en tirer les conséquences. Ça ne veut pas dire que je ne m'en félicite. La première est celle de la guerre de Bosnie, de 1992 à 1995. La seconde, c'est le Rwanda, qui se déroule en juillet 1994. Le Rwanda, qui m'habite depuis 2008 - une rencontre initiatique -a désorganisé en profondeur mes sujets et mes protocoles de recherche. En particulier la question de la dimension extrême des violences et l'incapacité que je crois, malheureusement très grande, presque certaine, des sciences sociales à en rendre compte, pour l'instant tout du moins, de manière parfaitement satisfaisante. Car il faut ici avoir conscience d'une certaine incapacité, en tout cas historienne, à prendre en charge les pratiques de violence qui, en temps de guerre, dépassent leur propre objet. C'est ça, à mon sens, la définition de la cruauté, une pratique de violence qui dépasse son propre objet, qui va aller plus loin que la neutralisation de l'adversaire. Leur point commun de ces pratiques de cruauté, c'est l'atteinte à l'affiliation. C'est ici des travaux que j'ai toujours beaucoup admiré, de , Véronique Nahoum-Grappe qui a pour caractéristique, entre autres, d'avoir été enfermé dans sa résidence assiégée pendant la guerre de Bosnie. Une atteinte à l'affiliation qui permet d'affliger un surcroît de souffrances aux victimes et à leur entourage et qui ouvre généralement sur la jouissance du bourreau. Les bourreaux généralement rient ou sourient. Leur pratique s'accompagne de la moquerie, de l'insulte, une forme de joie. D'où la récurrence de l'atteinte sexuelle, du ciblage des enfants, du ciblage des fœtus dans le ventre de leur mère, d'où l'importance symbolique du viol, presque toujours public, devant les parents, devant les enfants, devant la communauté. D'où la recréation de corps biologiquement impossibles par la vivisection, par la découpe, par l'entame, la mise en scène, la théâtralisation des corps suppliciés. Et cette manipulation des corps, si fréquente dans les théâtres de cruauté, où l'effacement des visages, que l'on rend méconnaissable même pour leurs proches. D'où l'importance de la disparition des corps eux-mêmes, de tout ce qui les entoure, par exemple des maisons. On ne retranche pas seulement les victimes de l'existence, elles n'ont jamais existé. D'où la prévenance aussi bien sûr de la torture, qui consiste- on le sait - à faire entendre plutôt qu'à faire parler, et qui recherche un anéantissement psychique de la victime, et qui souvent, hélas, très souvent, le trouve. Il y a donc bien un écart phénoménologique entre violence de guerre, atrocité et pratique de cruauté. Il ne s'agit pas d'un gradient, à mon sens. Il ne s'agit pas d'un gradient de gravité entre les gestes. Il s'agit d'une différence de sens du point de vue des acteurs sociaux, du point de vue des bourreaux, et du point de vue des victimes, qui comprennent souvent assez bien, quand elles ont survécu, la spécificité de ce qui leur a été infligé. Tout le problème, au plan épistémologique, étant que cette question de la cruauté en temps de guerre est souvent rejetée à la périphérie de l'étude de l'activité guerrière, comme une sorte d'excès un peu incompréhensible, de dépassement réprimé, peut-être à soigner, pour ceux qui s'y sont adonnés. Mais je suis d'accord, et c'est encore une proposition, et j'insiste, de placer la cruauté en position centrale. Car les pratiques de cruauté disent quelque chose de fondamental sur le fait guerrier, sur ce qui s'y joue en profondeur, en tout cas sur ce qui peut s'y jouer, ce qui est aussi important que ce qui s'y joue. J'aime beaucoup cette citation de Jacques Semelin dans son livre « Purifier et détruire » qui date de 2005: "Il n'y a là ni masochisme, ni voyeurisme de la part du chercheur, mais seulement l'intuition que dans l'acte atroce, qui veut dire en fait cruel, réside très certainement l'une des clés, sinon la clé de la puissance explosive du massacre. Les manières de s'emparer des corps, de les tendre, de les découper, constituent des actes culturels à part entière, à travers lesquels l'exécutant exprime quelque chose de sa propre identité". Alors oui, je crois, comme Denis Crouzet dans « Les guerriers de Dieu » paru en 1990 - un livre qui n'a pas pris une ride- oui, je crois que la cruauté peut être vue comme un langage. Je crois que la pratique de la cruauté est une voie d'accès privilégié vers les systèmes de représentation des acteurs sociaux engagés dans la guerre et dans ces meurtres de masse. Un langage un peu compliqué dont il faut établir à chaque fois la grammaire, la syntaxe, le vocabulaire. Je persiste à penser que cela en vaut la peine au vu des importants effets d'intelligibilité qui peuvent en procéder.

Je parle depuis bien longtemps déjà et il est temps, je pense, de conclure. Alors je partage sans doute avec vous, avec vous tous, l'idée, la conviction, sinon vous ne seriez pas ici, qu'il ne faut pas rejeter loin de nous ces objets détestables, la guerre, la violence, la cruauté, parce qu'il s'agit de les comprendre, tout simplement, c'est notre travail et notre seul travail. Et si je veux les comprendre personnellement, je tiens à le dire, pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté, ce n'est pas du fait d'un quelconque point de vue pacifiste ou antimilitariste. Pas du tout. Mais parce que la guerre fait partie intégrante, oui, de la part d'ombre de notre société, et d'une part d'ombre que personnellement, je juge inéliminable. Et cette part d'ombre, qui est à l'origine de tout le tragique de notre contemporain, je prétends que c'est la tâche des sciences sociales, mais pas seulement elles - je pense à la création littéraire, artistique, cinématographique - d'essayer de la regarder bien en face. Alors il y a beaucoup de travail à faire comme le montre sous nos yeux, chaque jour, l'exemple de la guerre d'Ukraine. C'est impossible de ne pas en parler. Impossible pour un chercheur de tenter d'ignorer ce moment rare, absolument exceptionnel, où l'événement présent rattrape ses questionnements de recherche et évidemment les modifie ou les éclaire différemment. Et sous mes yeux, pour la première fois en tant que chercheur, je pense avoir pu regarder ce qu'est une société du consentement à la guerre. J'ai vu dans la guerre en Ukraine, qui se déroule depuis seize mois, quelque chose qui ressemble extrêmement à ce que j'ai vu dans le passé au Royaume-Uni, en l'Allemagne, durant l'été 1914 et au cours de l'année 1915. Après les premiers hivers de guerre, les choses seront sans doute différentes. Autant on sait évidemment la situation toujours inconfortable, d'une histoire tout en présence et à coprésence des acteurs sociaux et des chercheurs, on peut toujours s'y engager, mais on ne peut pas mesurer les conséquences de ce qui est en train de se jouer. C'est une remarque profonde de Raymond Aron. Et je tente quelques mots, tout de même reliés à ce que j'ai pu vous dire déjà sur la nécessité de ne pas détourner le regard du fait guerrier. Ce qui m'a frappé personnellement, premièrement à l'occasion du début de la guerre d'Ukraine, c'est précisément la puissance de nos dénis successifs qui ont caractérisé et continuent sans doute de caractériser les opinions publiques occidentales, mais aussi les responsables de politique, voire des responsables militaires. D'abord, le déni stupéfiant de l'éventualité de la guerre elle-même, au nom de la rationalité russe et de son dirigeant principal. Le déni de la prolongation de la guerre avec les espoirs que nous avons mis au début pendant les négociations qui s'étaient ouvertes. Déni dans une certaine mesure de la violence extrême déployée contre les civils. Notre stupeur face aux chars, aux bombardements, etc. Notre stupeur dit en filigrane une forme de déni. Le déni du viol des femmes et aussi des enfants. Notre stupeur est elle-même stupéfiante. Le déni, persistant sans doute face à l'hypothèse bien sûr d'une levée toujours possible, du tabou chimique ou du tabou nucléaire. Il me semble que notre stupeur, oui, face au développement de violences de guerre croissantes parait constituer un bon marqueur de notre inconscience face en particulier aux risques mondiaux extrêmes, de radicalisation cumulative de l'activité guerrière, seulement en cours, à l'est de l'Europe.

Et depuis le début, tout se passe comme si nous ne voulions pas savoir. Il y a là quelque chose de très troublant pour tout enseignant en histoire contemporaine et plus spécifiquement de l'histoire de la guerre moderne. La question que je me pose, que je vous pose, que je serais tenté de vous demander de vous poser, "c'est qu'avons-nous fait? Qu'avons-nous enseigné? Comment nous y sommes pris pour enseigner le tragique de notre contemporain au titre d'un passé définitivement révolu, sans parvenir à suggérer que ce passé pourrait redevenir un présent?" Nous sommes tombés dans le même piège que Marc Bloch, qui après la deuxième guerre mondiale, la bataille de France et la défaite française, se disait, "qu'est-ce que j'ai fait, après 1918? Pourquoi je suis rentré tout de suite dans mon bureau? Pourquoi je n'ai pas fait mes périodes de réserve?" Alors évidemment, on est ici devant des caractéristiques de notre temps. On mesure à travers ce que j'appelle ce déni ou cette inconscience, les conséquences de la déprise de la guerre en Europe occidentale depuis 1945, au moins depuis 1962 dans le cas français, la fin de toute intimité générationnelle avec l'activité guerrière, la disparition de la conflictualité de nos horizons d'attente. Il faut maintenant que nous en payons le prix. Oui, avec la guerre d'Ukraine, nous avons sous les yeux une extraordinaire influence sociale, susceptible de nous montrer à quel point il nous reste difficile de voir ce que nous voyons, à quel point nous préférons regarder la guerre de biais plutôt que de face, à quel point, avant de nous tromper sur la guerre, nous nous trompons sans doute sur notre propre société et peut-être également sur nous-mêmes.

Je vous remercie pour la qualité de votre attention. Merci".

[Applaudissements]

[1]. Science théologique traitant du salut de l'humanité, de sa rédemption.

[2]. Qui a pour but de rendre la divinité propice.

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